mardi 22 mai 2007

Chaleurs d'été

Aujourd'hui j'ai eu l'impression d'être au chômage. Je ne sais pas à quoi ça tient. Le travail s'empilait comme d'habitude sur ma to-do list, mais je n'étais pas pressée, j'avais du temps pour tout, même sortir sur le balcon en plein midi et lire un livre qui se passe en plein Midi -tiens!- de la France. Ce genre d'oisiveté un peu poisseuse (à cause du mercure estival), ça m'a rappelé mon été à Paris, quand je n'avais rien à faire d'autre dans mon grand appartement de Saint-Germain-des-Prés que d'attendre le début de mon stage au Figaro.

Cet été là, on avait la télé câblée et l'internet haute vitesse, mais surtout la télé câblée: plus de 400 chaînes françaises et internationales, et au moins 15 là-dessus étaient uniquement dédiées au cinéma. Dehors, il y avait le jardin du Luxembourg qui éclatait sous le soleil de juin, il y avait les touristes américains, il y avait les cafés bondés, et moi je passais mes journées collée à la télé, à regarder les films en boucle. Et à boire du vin, oui, beaucoup de vin. Une fois, j'ai soupé d'un gros plat que j'avais eu le temps de cuisiner et j'ai calé une bouteille de blanc toute seule, ce qui m'a tellement abrutie que j'ai dormi pendant 16 heures. Ça reste ma rencontre la plus proche avec l'alcoolisme.

Tout ça pour dire que j'ai terminé aujourd'hui, sous le soleil de mai, Chaleur du sang d'Irène Némirovsky qui n'a rien fait pour chasser cette atmosphère paresseuse et délétère qui accompagne chez moi l'angoisse des temps morts. Irène N., comme je me permets de l'appeler, c'est cette auteure qui a gagné le prix Renaudot plus de 60 ans après sa mort. On avait retrouvé le manuscrit de Suite française dans les tiroirs de la Juive française assassinée à Auschwitz, on l'avait publié et il avait gagné, malgré le poids des années et d'une mort lointaine.

Chaleur du sang, c'est un de ces livres ruraux français dans la tradition de George Sand et de Marcel Pagnol, en plus impudique. On y retrouve la même âpreté des paysans, le même soleil chaud, le même rythme de vie déterminé par les semailles et les moissons. Un vieil oncle raconte quelques saisons dans la vie des paysans bourgeois de son village. François et Hélène, les cousins de l'oncle Silvio, comme toute le monde l'appelle, sont mariés, tranquilles et heureux depuis un quart de siècle. Leur fille Colette épouse un brave garçon. Mais il y a dans les parages un beau grand brun, amant d'une autre belle jeune femme mariée à un vieillard, et il y a aussi quelque chose comme une ambiance de passion et de meurtre.

C'est plus long qu'une nouvelle et plus court qu'un roman, et ça se lit comme la chronique d'un secret de famille. C'est comme si on avait troublé la surface calme d'un étang, et que la tranquille apparence de l'eau claire avait fait place à une boue opaque. L'oncle Silvio est vieux et il contemple les passions de la jeunesse en vieux garçon tranquille qu'il est, mais il y a des événements (des révélations) qui rappellent même à un vieux garçon la chaleur du sang qui l'a déjà bouleversé, jeune. On lit ça comme un vieux carnet qu'on aurait trouvé dans un poussiéreux grenier de famille, un carnet qui nous aurait rappelé que nos grands-parents ont déjà été jeunes et qu'ils ont fait des folies par désir. Il y a la même aura de mystère que si on avait trouvé un journal intime jauni, dont les protagonistes sont morts depuis longtemps.

"... à vingt ans, comme je brûlais!", écrit l'oncle Silvio. "Comment s'allume en nous ce feu? Il dévore tout, en quelques mois, en quelques années, en quelques heures parfois, puis s'éteint. Après, vous pouvez dénombrer ses ravages. (...) Qui n'a pas eu sa vie étrangement déformée et courbée par ce feu dans un sens contraire à sa nature profonde? Si bien que nous sommes tous plus ou moins semblables à ces branches qui brûlent dans ma cheminée et que les flammes tordent comme elles veulent; j'ai sans doute tort de généraliser; il y a des gens qui sont à vingt ans parfaitement sages, mais je préfère ma folie passée à leur jeunesse."

Non, cette écriture n'est pas contemporaine. Mais il y a quelque chose dans son air embaumé qui colle au sujet et qui nous fait mieux sentir la nostalgie des années mortes que si c'était Sollers qui l'écrivait... Quelque chose de vieux, de beau, d'ancien et d'assassin. Amenez-le au parc, et lisez-le sous le soleil du midi.

4 commentaires:

muta a dit…

Tu me le prêtes chérie?

DJ Ogo a dit…

quand tu veux.

LE a dit…

Hmm, sounds strangely like my own time in Paris. The near-brush with alcoholism, the television watching (though we only had, like, three channels, so we ended up watching classics like The Outsiders: The TV Series).

Lady N a dit…

Yeah, that was a great summer, wasn't it?